Partir
Enfin, un jour, elle décida de repartir et me pria
de l'accompagner jusqu'au bateau.
Au moment où celui-ci allait lever l'ancre
et où il me fallait quitter le bord,
elle bondit d'entre les autres passagers
et m'embrassant dans un élan d'amour et de douleur,
couvrit de larmes mon visage.
Comme dans un rite, elle embrassait mes bras,
mon costume et, soudain,
sans que je pusse l'éviter,
descendit jusqu'à mes souliers.
Quand elle se releva,
son visage était tout barbouillé de blanc d'Espagne.
Je ne pouvais lui demander de renoncer à son voyage,
d'abandonner avec moi le bateau
qui l'emportait à tout jamais.
La raison me l'interdisait,
mais mon cœur reçut ce jour-là
une cicatrice qui n'a pas disparu.
Cette douleur turbulente, ces larmes terribles roulant
sur le visage enfariné,
restent gravés dans ma mémoire.
Pablo Neruda : "La solitude lumineuse"